Agriculture

« Trois petites fermes valent mieux qu’une grande » : partager ses terres pour mieux en vivre

Agriculture

par Sophie Chapelle

Partager terres agricoles et bâtiments pour permettre à d’autres de s’installer, c’est le choix d’un couple de paysans dans la Loire. En 20 ans, sur leurs 70 hectares, ils sont passés de 1 à 3 fermes où huit personnes travaillent et vivent bien.

« Nous sommes ici dans une ferme qui s’est démultipliée », lance Anne Déplaude, vigneronne à Tartaras, dans la Loire, devant des étudiants médusés [1]. « Il y a vingt ans, cette ferme était en lait et comptait deux associés sur 70 hectares. Aujourd’hui, sur une surface équivalente, on a désormais quatre fermes et huit personnes qui travaillent. »

Comment ont-ils réussi ce pari ? L’histoire commence en 2001. Anne arrive sur la ferme de son compagnon, Pierre-André. Il élève alors une quarantaine de vaches laitières en Gaec avec son cousin [2], et livre son lait à une laiterie détenue par Danone. « Ce qui a motivé la reconversion, c’est qu’on vendait le lait à la laiterie et que c’était elle qui fixait le prix. Notre envie, c’était de maîtriser le produit et d’aller jusqu’au produit fini », souligne Anne. Le projet mûrit tranquillement et tend vers la viticulture. À partir de 2003, de nouvelles vignes sont progressivement plantées. « Le vin permet d’optimiser la valeur ajoutée à l’hectare. On a pu faire ce changement car on avait fini d’amortir l’outil : on n’était plus pieds et poings liés avec les banques. »

Autonomie, un maître mot

« Cette autonomie financière a permis de préserver notre autonomie décisionnelle » poursuit Anne. Avec Pierre-André, ils font le choix d’un certain type de viticulture : ils décident de limiter la surface de plantations à 8 hectares, afin d’être sur une approche très qualitative avec d’anciens cépages locaux. « On a aussi fait le choix d’investissements progressifs et calibrés », poursuit la vigneronne. Ils construisent ainsi un bâtiment dédié à la vinification dix ans après la plantation des vignes.

Une vigneronne avec des vendangeurs en train de récolter les raisins de ses plantations.
Anne Déplaude, au milieu de ses vignes
Nous avons réalisé à Basta! un reportage en 2019 concernant le travail sur les cépages anciens menés par les Déplaude à lire ici.

L’autonomie, maître mot dans leur parcours, est aussi technique. « On s’est beaucoup formés, on s’est aussi équipés, mais on n’a jamais été dépendants d’un conseil extérieur. » Pierre-André précise : « Dans beaucoup de fermes, c’est le vendeur de phytos [pesticides de synthèse, ndlr] qui fait le calendrier de traitements ».

« Plutôt que de tout mécaniser, on a aussi fait le choix d’employer du monde » complète Anne. Deux salariés et demi travaillent aujourd’hui avec le couple. Ils vendent entre 30 000 et 35 000 bouteilles par an, dont la moitié en vente directe. « Notre reconversion a permis de libérer du foncier qu’on a décidé de partager pour favoriser la ’’multiplication de paysannes’’. » C’est là que Philippe Chorier, éleveur, entre en scène.

Mutualiser pour éviter l’endettement

« En 2007, j’avais un projet de porc plein air, avec un fort souci d’autonomie », confie Philippe. Sidéré par le coût de mécanisation qu’il a pu constater dans diverses exploitations agricoles, il envisage une structure à petite échelle dans laquelle il pourra minimiser au maximum ses investissements. Il contacte les Déplaude via l’Association départementale pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear). « Trente hectares se libéraient dont les Déplaude n’étaient pas forcément propriétaires. Pierre-André m’a accompagné pour se porter garant et j’ai pu récupérer 17 hectares », raconte Philippe.

L’essentiel du matériel que Philippe utilise est en Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole). « J’ai toujours eu des tracteurs collectifs. Pour 3000 euros de parts sociales à la Cuma, on peut avoir du matériel disponible et ça me convient très bien. » Le souci de la mutualisation pour être autonome le conduit à s’investir dans la création d’une boucherie en SARL, ainsi que dans un atelier de découpe collectif. « On partage l’outil. Ça permet de mutualiser et d’amortir les coûts sur 10 personnes. Quand on fait face à des factures d’électricité qui grimpent de 600 à 1000 euros, on répartit mieux à plusieurs. »

Au terme de quinze ans d’installation, il se réjouit : « je suis 100 % autonome sur les aliments, et en temps de travail. Mon bâtiment est payé, j’ai moins de pression. » Il y a quelques mois, Philippe a cédé à son tour 2,5 hectares à un jeune, ancien salarié des Déplaude, pour lui permettre de s’installer en viticulture. « Je suis heureux d’avoir contribué à ce qu’il puisse planter des vignes et se lancer. »

Philippe Chorier
Philippe vient de céder 2,5 hectares à un jeune pour lui permettre de s’installer en viticulture. « Je suis heureux d’avoir contribué à ce qu’il puisse se lancer. »
© Sophie Chapelle

Lever le verrou de l’accès à la terre

Mais l’histoire de cette « ferme partagée » ne s’arrête pas là. Stéphane Rouvès, ami des Déplaude, souhaite s’installer comme paysan boulanger en 2012. « Je ne venais pas du monde paysan et l’accès à la terre est un gros verrou. Pierre-André et Anne m’ont parrainé dans ce système agricole en me louant 4,5 hectares, ce qui m’a permis de m’installer », explique t-il.

En tant que paysan boulanger, il sème, récolte, moud, transforme et commercialise en vente directe. « Je maîtrise l’ensemble du processus, confirme t-il. Mais si j’ai pu maîtriser mes investissements au départ, 4 hectares et demi ne suffisaient pas ». Des terrains se libèrent finalement sur la commune où il habite. Il travaille désormais avec sa compagne sur 20 hectares, en agriculture bio. Ensemble, ils produisent pain et pâtes sèches.

Stéphane, paysan boulanger, montre un des blés qu'il a sélectionné sur sa ferme devant des visiteurs.
Stéphane Rouvès
Ce paysan boulanger sélectionne aussi ses propres semences. « Pour moi, ça fait partie du métier d’agriculteur de s’occuper de ce qu’on sème. C’est fondamental dans notre souveraineté alimentaire. »
© Sophie Chapelle

Il y a cinq ans, les Déplaude proposent à Philippe et Stéphane de partager le bâtiment qui servait avant de stabulation. Une SCI (société civile immobilière) est créée, répondant au nom subtil de « Vin Copain ». Divisé en plusieurs parties, la stabulation accueille le moulin à blé de Stéphane, les aliments des cochons de Philippe, ainsi que le matériel viticole de Pierre-André et Anne. « Nous avons établi un règlement intérieur et nous nous sommes engagés à ce que le bâtiment reste agricole », souligne Philippe. « On partage le matériel comme le transpalette par exemple, on peut travailler ensemble, c’est vraiment un confort. »

En 2024, l’aventure collective se poursuit. « Après l’installation de Philippe en 2008, de Stéphane en 2012, c’est désormais Rémi et Estella qui démarrent leur activité viticole sur une partie des terrains libérés », s’enthousiasme Anne. « On mutualise et on s’entraide quand l’une de nous est en période de pointe ou lors des livraisons. C’est l’illustration que "trois petites fermes valent mieux qu’une grande" », un mot d’ordre porté par la Confédération paysanne. Face au défi de l’installation agricole et de la transmission des fermes, l’histoire de cette ferme partagée démontre qu’il est possible d’inventer d’autres modes de coopération.

Sophie Chapelle

Photo de une : De gauche à droite : Stéphane Rouvès, Philippe Chorier, Anne Déplaude, Pierre-André Déplaude. © Confédération paysanne de la Loire

Boîte noire

Je vis depuis quelques années à proximité de cette ferme où poussent les paysannes et paysans. À l’heure où l’agrandissement des exploitations agricoles est souvent présenté comme la seule voie possible, avec la spirale de l’endettement comme corolaire, il me semble essentiel de montrer, exemples à l’appui, que d’autres chemins sont possibles en agriculture.

Notes

[1À l’occasion du salon à la ferme organisé par la Confédération paysanne jusqu’au 24 févier, la ferme des Déplaude a ouvert ses portes le 15 février aux étudiants se destinant aux métiers de l’agriculture.

[2Gaec : groupement agricole d’exploitation en commun