Santé publique

Soumis à l’austérité budgétaire et au management néolibéral, l’hôpital est au bord du burn-out

Santé publique

par Nolwenn Weiler

20 000 postes ont été supprimés dans les hôpitaux français en quinze ans. Sur le terrain, le travail s’intensifie, les soignants ne cessent de courir après des objectifs intenables, et finissent souvent par s’effondrer. Ils ont l’impression de négliger les patients, et perdent le sens de leur travail. Ils craignent de commettre des erreurs et tirent la sonnette d’alarme : la qualité des soins diminue dangereusement et la mortalité des patients s’accroît. Mais cette sévère cure d’austérité devrait se poursuivre : le dernier plan de financement des hôpitaux présenté par l’actuel gouvernement promet 20 000 suppressions supplémentaires. L’avenir de l’hôpital se jouera aussi lors de ces élections présidentielles.

6h50 du matin dans un hôpital en Bretagne. Anne, aide soignante en gériatrie, commence sa journée. C’est le moment des transmissions : l’équipe de nuit informe celle du matin de l’état des quarante patients du service. « On fait ça au pas de course, explique Anne. En un quart d’heure-vingt minutes maximum. Sinon, on prend du retard pour tout le reste. Quand il n’y a pas d’absente, nous ne sommes que sept. » Toilettes, distribution des petits-déjeuners, aide au repas, ménage, vaisselle, changements de lits… les aide-soignantes se hâtent à longueur de journées, interrompant souvent ce qu’elles sont en train de faire pour répondre aux appels des patients, dont beaucoup sont en situation de grande dépendance. « On court tout le temps, poursuit Julie, infirmière en chirurgie dans un centre hospitalier universitaire (CHU). Hier, je suis arrivée à 13h50, je suis repartie à 22h. Je n’ai pas eu le temps de faire pipi, ni de manger. »

Intensification incessante du travail

Selon nombre de soignants, ce travail à flux tendu dure depuis une quinzaine d’années, suite au passage aux 35 heures, mais sans les embauches correspondantes, et suite à l’instauration de la tarification à l’activité, plus couramment appelée « T2A ». « Chaque établissement est désormais financé en fonction de sa production d’actes de soins et de sa rentabilité, détaille la CGT. Il faut produire un nombre d’actes de soins suffisant, et diminuer les coûts. Donc faire plus avec moins. » [1] « Le personnel, c’est 72% de la masse budgétaire. C’est la première variable d’ajustement », précise Thierry Amouroux, secrétaire général du syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). « Les politiques ne peuvent pas annoncer la fermeture d’un hôpital, ajoute Hélène Derrien, présidente de la coordination nationale de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Ils risquent de se retrouver avec des milliers de personnes dans la rue. Donc, ils font ça petit à petit. Ils ferment des lits par ci, des services par là. À la fin, le résultat est catastrophique. Le nombre de maternités a été divisé par trois ces quinze dernières années, et 20 000 postes ont été supprimés. »

« Tout cela se fait dans un contexte global de dénigrement des dépenses publiques, éclaire Philippe Batifoulier, professeur d’économie à l’université Paris 13 et membre du collectif des économistes atterrés. Les soignants ont très fortement ressenti les effets de l’austérité à partir des années 2000 mais tout cela a été doucement mis en place à partir du début des années 1980. » Avant la T2A, le « budget global » avait déjà imposé aux hôpitaux une enveloppe budgétaire fixée à l’avance. « L’idée de la T2A, c’est de "normer" les coûts et de standardiser les soins. On déclare par exemple qu’une toilette dure sept minutes, en ignorant le malade et la réalité. » Il est en effet impossible de faire une toilette en sept minutes. Anne, aide-soignante, aurait besoin de trois quarts d’heure avec les anciens dont elle a la charge pour faire son travail correctement, en prenant soin de ne pas les brusquer, et en prenant le temps de les écouter. « La T2A a fait entrer le capitalisme à l’hôpital, poursuit Philippe Batifoulier. On valorise les actes techniques et on supprime le reste. Tout ce qui est inestimable économiquement n’a plus de valeur. » [2] [3]

« C’est impossible de faire ce qu’on nous demande »

Pour tracer les actes, tout a été informatisé. Plutôt contents de voir arriver un outil qui devait leur permettre de gagner du temps, les soignants se désolent aujourd’hui de la bureaucratisation grandissante de leurs activités. « Chez nous, le logiciel est vraiment très mal fait, rapporte une infirmière de CHU. Il faut cliquer quinze fois pour avoir une vue d’ensemble du dossier des malades. On perd des infos. Et quand arrive 20 heures, ça rame. C’est une horreur. Certains médecins ne le maîtrisent pas du tout, ils font des erreurs de prescriptions que nous sommes obligées de rattraper derrière. Et ne parlons pas des intérimaires qui sont là pour une journée et qui ne comprennent évidemment rien du tout. » Ce temps administratif rogne encore un peu plus sur celui passé auprès des patients. « "Tu es toujours sur ta télé", me disent les anciens dont je m’occupe, rapporte Anne. Et c’est vrai, on y passe un temps fou. » « Les soignants passent plus de temps à prouver ce qu’ils font qu’à faire ce qu’ils ont à faire », résume Olivier Mans, de la fédération nationale Sud santé sociaux.

Face à ces nouvelles injonctions, chacun essaie de s’organiser comme il peut, et tout le monde – ou presque – navigue à vue. « Ils nous disent sans cesse qu’il faut mieux nous organiser, pour pouvoir remplir nos objectifs. Mais personne ne nous dit comment, proteste un infirmier. Et pour cause : en réalité, c’est impossible de faire ce qu’on nous demande. » « Les directions parient sur la pression des objectifs et sur la conscience professionnelle des agents, très élevée dans le domaine du soin, notamment parmi les infirmières », rapporte un expert en santé au travail. « Le problème, c’est qu’avec le durcissement des conditions de travail et l’épuisement chronique des équipes, l’absentéisme augmente, reprend Jean Vignes, secrétaire général de la fédération Sud santé sociaux. Le recours à l’auto-remplacement est très élevé. »

Des millions d’heures travaillées gratuitement

C’est ainsi que des agents travaillant de 6h45 à 14h00 peuvent finalement rester jusqu’à 19h00, et revenir le lendemain à 6h45 ! D’autres sont rappelés pendant leurs jours de repos et pendant leurs vacances. « C’est compliqué de dire non. On sait bien que les collègues vont galérer si on n’est pas là », soupire Anne, aide-soignante. « C’est infernal pour la vie privée et pour la vie de famille », avertit Olivier Mans. « Les agents accumulent les jours de récup’, sans jamais pouvoir les prendre !, complète Yves Morice, représentant Sud santé sociaux au CHU de Rennes. On a ainsi une masse de jours qui se reportent d’une année à l’autre, et qui ne cesse de grossir. C’est une vraie bombe à retardement. »

Fin 2012, les 40 hôpitaux de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) et 240 établissements de Province cumulaient trois millions de jours à récupérer pour leurs agents [4]. « Si l’AP-HP payait tout ce qu’elle doit aux infirmières, elle devrait débourser 75 millions d’euros, compte Olivier Mans. Il faudrait qu’elle ferme l’hôpital de la Salpêtrière pendant un an. Nous estimons par ailleurs qu’à partir du moment où tout le monde peut être rappelé à n’importe quel moment, c’est une astreinte permanente non reconnue. En cinq ans, cela fait une dette cumulée de 7 milliards d’euros ! »

Malgré tous leurs efforts, « les agents ne peuvent plus adapter leur pratiques pour que les patients ne souffrent pas des conséquences de la pénurie ambiante, dit Olivier Mans. On se retrouve à prioriser, comme si on était en temps de guerre. » À qui ne vais-je pas changer de pansement ce soir ? Comment faire pour passer moins de deux minutes avec cette grand-mère à qui cela ferait tellement de bien de causer dix minutes ? Quel malade vais-je faire sortir aujourd’hui, alors qu’une ou deux journées de repos de plus ne seraient pas du luxe ? Dans ce climat tendu, les moins fortunés, qui disposent de peu de ressources pour négocier leur prise en charge, sont les plus vulnérables.

« Les médecins tiennent le coup, puis s’écroulent carbonisés »

« Il y a un conflit entre le cœur de nos métiers, qui consiste à prendre soin du patient, et l’obligation d’être rentable », décrypte Nicole Smolski, déléguée générale de l’Intersyndicale Avenir Hospitalier. Résultat : les gens craquent. « Nous voyons sans cesse, et de plus en plus, de soignants qui arrivent en pleurs dans nos bureaux. C’est insupportable de voir toute cette souffrance », lâche Yves Morice. « On arrive au bout du surinvestissement du personnel, qui fait que l’hôpital tient encore, ajoute Thierry Amouroux. Depuis juin 2016, nous avons eu sept suicides chez les infirmiers. » Même constat du côté des médecins. « Les médecins tiennent le coup le plus longtemps possible, puis ils s’écroulent, carbonisés. J’en vois qui sont arrêtés depuis des mois et qui ne peuvent plus parler de leur métier sans se mettre à pleurer. C’est très violent. »

« On nous met en situation de commettre des erreurs », proteste Thierry Amouroux. La peur de se tromper, très prégnante chez le personnel de soins, ne cesse de prendre de l’ampleur. « Rester éveillé douze à dix-neuf heures consécutives ralentit les fonctions cognitives et le temps de réaction selon un niveau équivalent à une alcoolémie de 0.5g », révèle une expertise réalisée à l’AP-HP courant 2015. On sait aussi que les accidents augmentent chez les infirmières à partir de la neuvième heure de travail [5]. Par ailleurs, une étude menée en 2010 sur 30 hôpitaux de 12 pays européens montre qu’une augmentation de la charge de travail par infirmière est liée à une mortalité accrue parmi les patients opérés [6].

L’obligation de courir sans cesse mord sur le temps collectif et sur la cohésion des équipes, qui garantissent aussi la qualité du travail. « Prenons la pause café, ou le temps du déjeuner que personne ne partage plus, ou si peu, illustre Jean Vignes, c’est fondamental. On dit tout, on dit rien, on prend de la distance par rapport aux souffrances que l’on accompagne, on souffle... c’est très important pour travailler correctement. » Ces temps informels sont des lieux d’échange sur les pratiques, de partage des connaissances, et in fine d’amélioration des compétences. « Les anciennes ne peuvent plus prendre le temps de transmettre ce qu’elles savent. Elle constatent, désolées, que les plus jeunes galèrent à comprendre des choses qu’elles auraient pu leur expliquer en quelques jours, si elles avaient eu le temps de le faire... », rapporte un expert en santé au travail.

De nouvelles coupes en prévision

« Nous espérions que Marisol Touraine reviendrait sur ces réformes, et notamment sur la T2A, rapporte Nicole Smolski. Mais rien n’a changé. Cela risque même de s’aggraver. » Le nouveau plan de finances de la sécurité sociale, voté à main levée le 5 décembre dans un hémicycle aux trois-quarts vide, prévoit de nouvelles coupes dans les budgets des hôpitaux publics. « Avec des dépenses d’assurance maladie portées à 2,1 %, soit le plus faible taux depuis vingt ans, alors que, dans le même temps, l’évolution des dépenses est estimée à 4 %. L’enveloppe budgétaire de l’assurance maladie progresse deux fois moins vite que les besoins de santé ! » s’insurge la CGT. 22 000 suppressions de postes supplémentaires sont annoncées.

« Avec les groupements hospitaliers de territoires, on va passer de 1 100 à 150 établissements de santé, décrit Hélène Derrien. L’hôpital de proximité va disparaître au profit d’énormes pôles. On éloigne encore l’hôpital des usagers. Et plus on les éloigne, plus ils courent de risques. » La population vieillissante est particulièrement vulnérable, notamment en milieu rural. « L’austérité tue », martèle Olivier Mans. Personne ne semble s’inquiéter des 17 000 morts de la grippe que l’on déplore cette année. 17 000 ! Essentiellement parmi les plus de 65 ans.

Autre motif d’inquiétude avec les groupements hospitaliers de territoire (GHT) : le personnel devra être très mobile, et notamment les médecins, pour rayonner vers les divers centres qui seront à la périphérie des établissements pivots. « Nous ne saurons que la veille où on travaille le lendemain, et on va arriver sans connaître les équipes, l’organisation, ni rien du tout », craint Nicole Smolski. « Dans nos métiers, comme dans beaucoup d’autres, bien des choses se font en routine, remarque Jean Vignes. On gagne du temps et de l’efficacité quand on est coutumier de l’endroit où l’on travaille. Mais nos gouvernants semblent se moquer de nos alertes. » Au moment de la présentation du plan de financement de la sécurité sociale pour 2017, qui comprend le budget des hôpitaux, Marisol Touraine n’a pas hésité à parler de « l’efficacité de l’action conduite depuis 2012 », ajoutant : « le redressement de nos comptes, nous ne l’avons pas fait payer à nos patients, nous ne l’avons pas fait payer aux professionnels de santé. »

Réalité du terrain vs. fiction gestionnaire

« On a une technostructure administrative qui mène des réformes contre vents et marées », reprend Philippe Batifoulier. « Nos dirigeants font comme si cela fonctionnait, ajoute Yves Morice. Mais c’est une mascarade, car tout le monde sait que cela ne marche pas. La preuve, quand on reçoit la visite des experts de la Haute autorité de santé (HAS), chargés d’évaluer "le niveau des prestations et soins délivrés aux patients", on change les habitudes. » Les effectifs sont plus corrects, les médicaments périmés évacués de la pharmacie, tout le monde est habillé en blanc. « Le must, c’est la distribution de badges nominatifs tout neufs que l’on demande d’abîmer volontairement "pour faire moins neuf". »

Pour améliorer leur « efficience », les agents hospitaliers peuvent être conseillés par des experts de l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé (anap). « Ils sont en général très fiers de dire qu’ils viennent expertiser un hôpital sans rien y connaître, rapporte Philippe Batifoulier. Cela les rendrait plus "efficaces". Leur référence, c’est le secteur industriel. L’hôpital doit être géré comme une entreprise. S’ils voient par exemple que le bloc opératoire n’est pas utilisé entre 1h et 5h du matin, ils protestent... Ils pressent les gens au risque d’être dangereux. »

« Notre seule satisfaction, ce sont les compliments que nous adressent les patients. C’est vraiment important pour nous », glisse Anne. « C’est vraiment tout ce qu’il leur reste », confirme un expert en santé au travail. « Nous n’avons jamais de retours négatifs sur les soignants, constate Hélène Derrien. Souvent, les patients nous disent c’était épouvantable, l’attente, les locaux, etc. Mais les soignants ont été très accueillants et très professionnels. La confiance des citoyens n’est pas rompue. Mais nous savons que les soignants vont au-delà de leurs forces ; et que ce n’est plus tenable. »

Nolwenn Weiler

En photo : manifestation des personnels de santé, le 7 mars 2017 / CC
Force ouvrière

Notes

[1Voir « Les réformes hospitalières et leurs impacts sur la santé des personnels », ici.

[2Voir Capital Santé, quand le patient devient client, de Philippe Batifoulier, éditions La Découverte, 2014.

[3Parmi les candidats à l’élection présidentielle, si tous promettent de lutter contre les déserts médicaux, seuls Philippe Poutou et Jean-Luc Mélenchon s’engagent à revenir sur la T2A.

[4Voir le texte « Les dépenses de personnel médical et non médical des hôpitaux : une maîtrise précaire », Cour des comptes, septembre 2014.

[5Voir le rapport d’expertise pour le CHSCT central de l’AP-HP publié en mars 2016 par le cabinet Secafi.

[6Aiken L.H. et al. (2014), « Nurse staffing and education and hospital mortality in nine European countries : a retrospective observational study », The Lancet, 383, mai 2014.