Sciences

Travailler sur « ce qui nous rend en bonne santé » : l’ambition d’un programme de recherche citoyen

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par Lola Keraron

Quels sont les besoins de connaissances d’une société libérée du paradigme productiviste ? Le projet « Horizon Terre » propose un autre scénario à l’orientation de la recherche scientifique, et s’ouvre aux contributions du public.

L’Union européenne se vante d’avoir « le programme de recherche et d’innovation le plus ambitieux au monde », doté d’un budget de 95 milliards d’euros et appelé Horizon Europe. A qui bénéficient ces recherches, pour quels usages et répondant à quelles préoccupations ? « Il n’y a aucun dispositif qui permet un réel débat politique et citoyen autour des choix de la stratégie européenne de recherche », regrette Aude Lapprand, déléguée générale de l’association Sciences citoyennes. Pourtant ces choix sont fondamentaux pour l’avenir de nos sociétés.

Des chercheurs et des associations ont donc décidé de lancer, il y a 18 mois, leur propre programme, dont le nom est un clin d’œil au programme européen. Horizon Terre a ainsi pour objectif de faire de la recherche et de son financement un enjeu de débat démocratique. Réunis le temps de plusieurs­ weekends, ces experts du monde académique et associatif se sont interrogés sur nos besoins prioritaires de recherche dans trois domaines : l’agriculture, la santé et l’« énergie-mobilité-habitat ». « Nous sommes tous tombés d’accord : il faut sortir du paradigme de la croissance économique, où le travail est capitaliste, qu’il soit salarié ou non, et avec un rapport extractiviste au vivant », cite Maura Benegiamo, chercheuse en écologie politique à l’Université de Trieste en Italie, et participante au comité agriculture.

Le financement de la recherche, un sujet fondamental

L’initiative est portée par les associations Sciences citoyennes, Ingénieurs sans frontières et le collectif de chercheurs en écologie politique, Atecopol. Ensemble, ils entendent questionner les évidences. À quoi doit s’intéresser la recherche pour accompagner au mieux les agriculteurs par exemple ? À la robotique et à la télédétection ? Ou bien à la diversification des cultures et au bien-être des agriculteurs ?

Face à ce constat, ces dernières années ont vu émerger de plus en plus de collectifs de chercheurs et d’étudiants, qui questionnent le sens de leur (futur) métier à l’aune des crises sociales et écologiques actuelles. « Il est urgent de peser sur les stratégies de recherche et il est tout aussi urgent de créer des ponts entre les différents collectifs qui se mobilisent dans une même direction », estime Aude Lapprand.

Valoriser les connaissances des citoyens

« Il existe énormément de savoirs et de recherche hors de l’université, le problème c’est qu’ils n’ont pas d’espace pour être entendus, pense Maura Benegiamo. De la construction en terre à la connaissance des plantes en passant par les diverses pratiques agricoles, les savoirs de la société civile ne sont pas considérés comme scientifiques ; celles et ceux qui les produisent ne paraissent pas légitimes. On considère comme idéologique et donc non scientifique une certaine forme de production des savoirs, tout en considérant neutre le point de vue productiviste adopté par l’Union européenne, reprend Maura Benegiamo. Mais aucun savoir n’est neutre. La question de la souveraineté alimentaire n’a pas été inventée par des scientifiques mais par des mouvements paysans », illustre la chercheuse. Prendre en compte ces sujets de recherche dans nos propositions, c’est faire émerger des « savoirs produits par le bas. » Pour faire en sorte que d’autres questionnements puissent surgir, il faut « se réapproprier des espaces de production de savoir », souligne la chercheuse.

« Les débats ont permis de mettre en commun nos connaissances mais aussi de confronter nos priorités, poursuit Maura Benegiamo. Pour certaines personnes, la question énergétique était centrale par exemple, tandis que d’autres étaient plus attentives à ne pas tomber dans des pièges néolibéraux. » Les experts se sont également interrogés sur les liens entre la convivialité et la qualité des systèmes alimentaires. Sujet d’une brûlante actualité alors que les campagnes françaises se vident et que nombre d’agriculteurs se retrouvent à travailler seuls sur des exploitations de centaines d’hectares, pratiquant une agriculture intensive avec un recours massif aux produits chimiques. Les réflexions menées sont donc très novatrices, bien éloignées des priorités actuelles de la recherche agricole centrées sur les technologies numériques pour produire (encore) plus.

« Lorsqu’une maladie se développe, on propose un vaccin et des médicaments, sans réfléchir plus profondément aux causes »

C’est ce partage de connaissances et cette confrontation de points de vue qui a motivé Camille Besombes, chercheuse en épidémiologie des maladies infectieuses, à rejoindre le comité santé. Pas si simple de se concerter entre médecins, chercheurs académiques, historiens de la santé et associations de malades : « Au début, j’étais inquiète. J’avais l’impression que nous partions dans tous les sens et je me demandais comment nous allions réussir à rendre quelque chose de cohérent, confie-t-elle. J’ai été finalement assez surprise de voir un texte qui se tient non seulement dans notre comité mais aussi avec les autres comités. »

« Pour l’instant, les approches en santé et les programmes de recherche sont essentiellement réactifs. Lorsqu’une maladie se développe, on propose un vaccin et des médicaments, sans réfléchir plus profondément aux causes, à l’origine de ces maladies, témoigne Camille Besombes. Dans Horizon Terre, nous proposons de viser des approches proactives en santé. Nous n’allons pas seulement réfléchir à "qu’est-ce qui rend malade" mais nous centrer sur ce qui nous rend en bonne santé. »

Ce changement de regard est loin d’être partagé dans le monde de la recherche, plutôt séduit par les promesses de solutions technologiques, comme le big data, l’intelligence artificielle, la 5G, les technologies de surveillance ou militaires, et même des « frontières intelligentes », capables de contrôler automatiquement les individus. « Dans les cours de thèse, tout ce qui m’est proposé c’est devenir un “chercheur-start-upper-entrepreneur” », regrette Camille Besombes, qui mène des travaux sur les racines écologiques des maladies émergentes. Si son sujet de recherche est dénué d’intérêt marchand, elle fait partie des exceptions. « Dans les projets montés autour de moi, il faut forcément qu’il y ait une application, que ce soit un test, un médicament ou un vaccin avec un brevet à la clé. »

Appel à la contribution du public

Pendant ce temps, d’autres connaissances ne sont pas produites. « Quels liens entre l’émergence de certaines pathologies et la dégradation des milieux de vie ? Quels effets du stress sur la capacité d’un individu à rester en bonne santé ? Quelle efficacité des médecines alternatives par rapport aux thérapies conventionnelles aux nombreux effets iatrogènes [conséquences indésirables ou néfastes d’un acte médical, ndlr] ? Comment considérer la santé comme un bien commun ? Ce sont autant de sujets mis en avant par le projet Horizon Terre, et pour le moment non financés.

« Je suis tellement contente de pouvoir amener ces propositions dans mon institut et de leur dire : "Vous voyez on pourrait faire ces choix là" », s’enthousiasme une chercheuse de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale en découvrant les travaux du collectif. Chercheurs, militants, étudiants, politiques, tout le monde peut s’emparer de ces propositions. Si les chercheurs peuvent y trouver des sources d’inspirations pour leurs recherches personnelles ou pour les orientations de leur institution, les étudiants peuvent aussi y trouver des idées pour faire évoluer leur formation. « L’objectif est aussi que des étudiants puissent se dire : "Je veux faire une thèse sur ce sujet." C’est quelque chose de complètement alternatif mais je sais qu’il y a des gens derrière qui soutiennent ces questionnements de recherche. », explique Camille Besombes.

Les premières versions de scénarios finalisées, le collectif a lancé un appel à consultation publique pour ouvrir la réflexion plus largement. « Nous n’avons pas une vision assez large de tous les besoins de recherche de la société, précise Aude Lapprand. C’est pourquoi nous appelons tout le monde à enrichir le texte de questions de sciences non faites [besoins de connaissances qui ne sont pas financés aujourd’hui, ndlr]. » « J’espère que cette initiative suscitera un vrai débat et que la société civile s’empare de ces questionnements, ajoute Maura Benegiamo. La façon dont on encadre la recherche et dont elle est financée doit être un enjeu de débat démocratique. »

Lola Keraron

Photo : Pierre Grand.

Pour découvrir les scénarios alternatifs de recherche de Horizon Terre et participer à la consultation :
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