Discriminations

Avec 28 euros sur son livret d’épargne, elle est considérée comme fraudeuse

Discriminations

par Nolwenn Weiler

Quand Carmen a déposé une demande d’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa), elle a omis de déclarer son livret d’épargne développement durable (ex-Codevi). Mal lui en a pris. Suspectée de fraude par sa caisse de retraite, elle s’est vu refuser le versement de son allocation. Alerté, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a rappelé à la caisse de retraite que le montant de son livret d’épargne ne changeait en rien les droits à l’allocation de solidarité de Carmen. Précisons qu’elle cachait un véritable magot sur son livret : à peine 28 euros ! Carmen avait tout simplement oublié l’existence de ce compte, sur lequel aucun mouvement n’avait été observé depuis trois ans. Pour le Défenseur des droits, cet oubli ne peut, à lui-seul, constituer une fraude. Cette intervention a permis à Carmen de bénéficier de la prestation à laquelle elle avait droit.

Une fraude aux prestations sociales bien moindre que la fraude fiscale

Depuis trois ans, les services de Jacques Toubon ne cessent de recevoir des réclamations d’ayants droits aux aides sociales qui, se voyant qualifiés de fraudeurs, se retrouvent privés de l’aide financière dont ils ont pourtant cruellement besoin. La situation semble tellement problématique que le Défenseur des droits tire la sonnette d’alarme dans un récent rapport.« La lutte contre la fraude s’est considérablement développée depuis la loi du 13 août 2004 sur la réforme de l’assurance- maladie, détaille le rapport. Un dispositif a été mis sur pieds par les pouvoirs publics, comprenant une procédure de répression des abus de droit en matière sociale, la création de la Délégation nationale à la lutte contre le fraude (DNLF) et des comités départementaux de lutte contre la fraude sociale. » Les organismes prestataires ont mis en place des dispositifs de contrôle. Cette lutte renforcée contre la fraude aux prestations sociales, combinée aux erreurs de déclaration des bénéficiaires « véhicule la suspicion d’une fraude massive et peut s’avérer problématique pour les usagers des services publics ».

Pourtant, la fraude aux prestations sociales reste faible. Elle représente, selon la Délégation nationale de lutte contre la fraude, 3 % du montant total des fraudes détectées en 2015, soit environ 672 millions d’euros, loin derrière le non-recours aux droits qui, pour le seul RSA, représente 4 milliards d’euros. Et à mille lieux de la fraude patronale aux cotisations sociale – estimée par la Cour des comptes à plus de 20 milliards d’euros – et de la fraude fiscale, estimée en France à 60 milliards au minimum – le montant des redressements concernant les exilés fiscaux et les entreprises pratiquant cette fraude a atteint 21 milliards en 2016 ! De plus, la fraude aux prestations sociales concerne un faible nombre des bénéficiaires, rappelle le Défenseur des droits. En 2016, la caisse nationale d’allocations familiales estime que la fraude a concerné 0,36 % de ses allocataires.

Les étrangers et les plus pauvres dans le collimateur des contrôleurs

Le Défenseur des droits s’indigne de l’utilisation abusive du terme de fraude, qui désigne non seulement les fausses informations données intentionnellement, mais aussi les erreurs et oublis des usagers. Erreurs et oublis qui sont punis par la suspension des aides... Rappelons que le gouvernement s’apprête à faire passer une ordonnance qui autorise un « droit à l’erreur » pour l’employeur qui licencierait sous un motif erroné. Les contribuables, donc suffisamment riches pour payer des impôts, bénéficieront également d’un droit à l’erreur.

 Lire aussi : Pas de « droit à l’erreur » pour les allocataires de la Caf, soumis à des contrôles toujours plus invasifs

Le Défenseur des droits réclame la même chose pour les usagers des services publics. « Un allocataire ou assuré de bonne foi, même s’il demeure responsable de son erreur ou de son oubli, ne saurait être qualifié de fraudeur et se voir appliquer des sanctions, dont les conséquences lui sont par ailleurs gravement préjudiciables, sans que la preuve de l’élément intentionnel ne soit rapportée », suggère-t-il. « Les objectifs chiffrés de détection des fraudes imposés par l’État aux organismes de protection sociale ne peuvent tenir lieu, à eux-seuls, de politique de lutte contre la fraude », poursuit le rapport. Qui précise que le calcul de la prime d’intéressement des agents peut dépendre du montant des indus frauduleux détectés....

Autre scandale : les critères de sélection des populations à contrôler. Une circulaire de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) recommande ainsi de cibler « les personnes nées hors de l’Union européenne » lors des contrôles. Le Défenseur des droits « déplore que des organismes publics puissent renforcer les préjugés entretenus par une partie de l’opinion à l’égard de la population étrangère, accusée d’être attirée avant tout par la protection sociale offerte par la France aux personnes en situation régulière ». Les personnes recevant le RSA sont aussi plus souvent contrôlées que les autres. Les plus pauvres sont donc les plus contrôlés... « Les ciblages discriminatoires relaient des préjugés que les contrôles viennent ensuite renforcer avec une surreprésentation de ces populations au sein des fraudeurs », s’alarme le Défenseur des droits.

Précaire un jour, fraudeur toujours ?

Cette discrimination envers les plus précaires se confirme par une prévenance importante vis à vis des plus riches. Un document de la Cnaf, cité dans le rapport remarque ainsi que, quand ils se rendent au domicile de ménages aisés, les contrôleurs préparent mieux leurs visites « par crainte d’une plus grande résistance à la coopération et de l’éventuelle plainte que des cadres supérieurs ou professions libérales pourraient donner à la suite d’un contrôle jugé trop inquisitorial » . Contrairement à ce qu’ils font d’ordinaire avec les classes populaires, les contrôleurs prennent le soin d’expliquer précisément le cadre de leur intervention et ses limites.

Une fois qu’ils sont qualifiés de fraudeurs, les allocataires ont parfois toutes les peines du monde à se défaire de cette étiquette, même quand ils n’ont commis aucune infraction... Exemple dans le sud de la France où la Cnaf du Tarn-et-Garonne, celle du Var, et la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) de l’Hérault ont mis en place des fichiers recensant les usagers considérés comme fraudeurs, avec l’autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Tous ceux qui sont simplement suspectés de fraudes y figurent. Julien, dont la situation faisait l’objet d’un contrôle des allocations familiales s’est ainsi retrouvé fiché « fraudeur ». Il a par la suite contesté la qualification de fraude retenue à son encontre. La caisse a accepté cette contestation, admettant que son oubli de déclaration n’était pas intentionnel. Il a cependant dû recourir au défenseur des droits pour obtenir sa désinscription du fichier « fraudeurs ».